Bébé d’Amour
Maintenant que j'arrive à l'automne de ma vie, je crois qu'il est temps que je me confesse.   Je m'appelle Max et il faut que je vous raconte ce qui pèse sur ma conscience. J'étais un mignon petit bébé et mes parents étaient très fiers de moi. Dès que des amis venaient à la maison, j'étais le centre d'intérêt. Papa m'avait fabriqué un petit berceau et de ce promontoire je pouvais surveiller toute la maison. C'était ma tour de guet. En raison de ma petite taille et de celle de mon berceau, nous étions fréquemment posés sur la table du salon, ce qui augmentait encore mon horizon car je pouvais voir par la fenêtre le monde du dehors. C'était un monde bruyant, plein d'agités et de monstres pétaradants et fumants. Je voyais ces monstres manger des papas et des mamans et s'enfuir très rapidement une fois leur forfait accompli. De temps en temps j'en voyais d'autres qui recrachaient les papas et les mamans qu'ils n'avaient sans doute pas aimés. Moi, quand je recrachais ce que je n'aimais pas,  papa rouspétait tandis que Maman me consolait. Le bonheur, c'était le vrai bonheur ou du moins c'est ainsi que je me le représentais. Papa travaillait et partait presque toute la journée, tandis que Maman restait à la maison. Dès qu'elle passait près de moi, elle me lançait des regards plein d'amour et quelques fois me disait : "Tu es mon Bébé d'Amour." Oh, je ne comprenais pas encore ce qu'elle disait mais je savais ce que cela voulait dire. Maman m'aimait. Quand elle avait fini le ménage dans une pièce, elle s'accordait une pose, venait me chercher dans mon berceau et me prenait sur ses genoux. Je me calais contre sa poitrine, je sentais son odeur, un mélange de fleurs et de sucre. J'essayais de retrouver dans ma mémoire un parfum comparable, mais non, il était unique, c'était son odeur. Synonyme de douceur, de tendresse et d'amour, voila ce que c'était. Papa, quant à lui, était plus distant. Peut-être parce qu'il est le "chef de famille". Oh, je sais qu'il m'aimait beaucoup mais il avait honte de le montrer, et quelquefois je me demandais s'il n'avait pas honte de moi tout simplement. Nous vivions dans un petit appartement dans une cité HLM. Chaque jour, quand Maman me prenait dans ses bras et qu'elle m'amenait près de la fenêtre, je voyais des enfants avec leur maman et même, j'en ai vu, avec leur papa, aller se promener dans le parc cerné par les bâtiments. Les enfants avaient même le droit d'aller jouer dans le sable. Moi je n'avais pas le droit. Je regardais Maman droit dans les yeux. - Je sais que tu veux sortir, mais toi, tu ne peux pas. Mon Bébé d'Amour reste avec Maman. Oh que je l'aime ce bébé. Elle mettait ses mains sous mes bras et me levait jusqu'au plafond et me faisait des bises sur mon ventre qui se trouvait à hauteur de son visage. Ca, c'est le bonheur. C'est ce rythme de vie qui était le notre et qui faisait mon bonheur. Papa me réveillait le matin, Maman me préparait à manger, Papa partait au travail, Maman faisait le ménage, Maman faisait une pose, Maman me prenait dans ses bras, Maman m'embrassait, Maman téléphonait à Papa, Maman me préparait à manger, je faisais la sieste, Papa rentrait, on lui faisait la fête, et le soir je choisissais celui qui aurait l'honneur de me prendre sur ses genoux, assis dans le canapé, devant la télé. Le Bonheur avec un grand B. Les jours et les mois passaient et j'étais heureux. Mais, il y a toujours un mais dans les bonheurs, peut-être l'avez vous remarqué, mais un jour je pris conscience que le ventre de Maman avait changé. Quand je m'asseyais sur ses genoux, j'étais poussé vers l'avant et j'avais du mal à me blottir contre sa poitrine, je me sentais repoussé. - Mon Bébé d'Amour va avoir un petit frère. Je ne comprenais pas le sens des mots petit frère. Maman avait mis tous mes jouets dans un coin et j'allais au milieu d'eux et me mis à réfléchir. "Qu'est-ce qu'un petit frère ?" J'avais déjà plein de jouets, des balles, des poupées, des chiffons, des trucs, des petites voitures en plastique, et des choses que j'avais un peu détruites mais que j'aimais encore plus. Mais je n'avais pas de petit frère. Je refaisais l'inventaire de toutes mes affaires, il n'y avait rien qui ressembla à un petit frère. J'interrogeais du regard Maman, mais elle n'était pas là. Attention, quand je ne dis pas là, je ne veux pas dire dans la pièce ou dans la maison, je veux dire qu'elle était ailleurs dans sa tête. Je n'arrivais pas à parler comme Papa et Maman, aussi je m'approchais et à force de mimiques je lui fis comprendre que j'avais un problème. - Tu ne parles pas, mais Maman te comprend. Elle me répétait ça tout le temps, alors je ne faisais aucun effort pour l'imiter, je ne parlais pas, je faisais juste quelques bruits. Il sortait des sons bizarres de ma bouche et Maman s'amusait à me voir essayer de parler. Les mois passèrent et le ventre de Maman grossissait de plus en plus. Un soir Papa dit à Maman : - Je ne sais pas comment Max va l'accepter. Il se doute que quelque chose va arriver. Ca pour m'en douter, je m'en doutais. Papa avait repeint ma chambre et il avait mis un autre berceau et moi j'étais relégué au salon. Il n'y avait que deux chambres dans notre appartement. Une grande pour Papa et Maman où je n'avais pas le droit d'entrer et une petite où je dormais. - Ton petit frère a besoin de ta chambre, Max. Je suis sûre que tu comprends. Elle m'avait appelé "Max". Papa m'appelait "Max" mais Maman m'appelait "Mon Bébé d'Amour". Elle n'avait pas subit qu'une transformation physique,  elle avait aussi changé dans sa tête. Ce n'était plus la même. Un soir que nous regardions la télévision dans le salon, Maman cria à Papa que c'était le moment. Vite, il fallait faire vite. - Sors la voiture du garage, je m'occupe de Max. Je le couche. Maman s'approcha de moi, me prit dans ses bras et me dit. - Ton petit frère arrive, je vais le chercher à l'hôpital. Je ne comprenais rien à cette situation. Maman partit plusieurs jours et c'est la voisine qui s'occupait de moi quand Papa partait au boulot. Il ne voulait pas que je reste seul. Soudain, j'eus la sensation que j'étais différent. Je compris mieux certaines choses. Si j'étais différent, je n'étais pas idiot et j'avais une intelligence située dans la bonne moyenne. C'est vrai, je ne parlais pas et n'agissais pas comme les autres enfants et c'est sans doute pour ça que je n'allais jamais au parc et que Papa et Maman m'enfermaient toujours à la maison. Chaque jour je m'approchais de la fenêtre de la cuisine, je grimpais sur une chaise et je guettais le retour de Maman. Comme tous les jours, la voisine m'avait préparé à manger et regardait son feuilleton où on ne parlait que d'amour, de trahison, d'enfants, de frères, de soeurs et, je me concentrais sur l'écran, ils parlaient de frères dans ce feuilleton. Je guettais un frère pour voir à quoi cela ressemblait. Dans la télé je voyais Bruce (le héros) qui entrait avec le bébé-frère dans la maison, Jonathan (le fils du héros) sut qu'il devrait  partager l'amour de ses parents. Et voilà ce que j'avais compris : Un frère vole l'amour des parents, c'est un bébé d'amour. Un autre bébé d'amour. Maman arriva justement en plein milieu d'un de ces feuilletons avec Le Petit-Frère, Le Nouveau Bébé d'Amour. En le voyant, je vis que nous n'étions pas semblables tous les deux. Il ressemblait plus à Papa et Papa ne me regarda pas en entrant avec le Nouveau et pendant qu'il le déposa dans la chambre. Je lui fis remarquer que j'étais là, il me repoussa gentiment. Il n'y en avait que pour lui, tout le monde venait le voir, les voisins, la famille, le docteur. Moi, je n'avais jamais eu besoin de docteur. Différent peut-être mais en bonne santé.   - Faites attention quand vous le couchez, dit le docteur, prenez garde à ne pas trop le couvrir et évitez les oreillers ou les coussins.   Maman m'appelait Max, lui elle l'appelait Mon Bébé d'Amour. Elle l'avait tout le temps sur les genoux, moi je me contentais de la chaise ou du divan. Sa chambre m'était interdite et je ne pouvais pas l'approcher. Même si j'étais différent, je n'étais pas un monstre ou pas encore un. J'en avais marre. Les semaines passaient mais rien ne s'arrangeait, c'était pire chaque jour. Un après-midi que Maman était occupée à regarder la télévision et ce feuilleton que je n'aimais pas, je m'approchais en cachette du berceau du Nouveau et le regardais. Je le haïssais. Je me rappelais ce que le docteur avait dit :"attention à ne pas trop le couvrir". Je pris la couverture et la tirais jusque sur son visage, puis je me couchais sur lui de tout mon poids et attendit. Il gigota un peu, puis ne bougea plus. Je fis doucement glisser la couverture pour la remettre à sa place et retournais au salon. Un peu plus tard, Maman fut surprise que le Nouveau n'ait pas pleuré pour l'appeler. D'ailleurs il ne savait que pleurer. Elle alla dans sa chambre, je restais au salon et j'arrêtai ma respiration, je savais ce qui allait se passer, je l'avais vu à la télé. Maman se mit à crier, elle prit le Nouveau dans ses bras, couru chez la voisine, appela le docteur. La voisine parla de "la mort subite du nourrisson". J'entendais des claquements de porte, elle partit avec lui à l'hôpital. Elle revint longtemps après, tard dans la nuit. Ce n'était plus la même. Elle se pencha vers moi, me prit dans ses bras et je m'endormais contre sa poitrine. J'étais redevenu son Bébé d'Amour. C'était il y a quinze ans. Personne ne me soupçonna. En vieillissant la honte commença à prendre trop de place, mais je ne pouvais dire à personne ce que j'avais fait, car même, comme disait Papa, si je comprends tout, je ne peux toujours pas parler, je suis un ... chat. J'ai pris conscience de la chose le jour où Jérémie est revenu à la maison. Jérémie c'est le prénom du petit frère. Le docteur l'avait sauvé et maintenant il revenait chez nous. La peur des représailles me tenaillait et je préférai m'enfuir. Pour la première fois, je sortais de l'appartement. J'ai erré pendant des heures et j'ai soudain rencontré un être qui me ressemblait. Une beauté, je sus immédiatement que je n'étais pas un humain mais un chat et je tombais fou amoureux d'elle. Maman me retrouva et trouva par la même occasion Poussy, une petite chatte rousse angora. Elle nous prit dans les bras et nous ramena à la maison. Je n'ai jamais rien dit à Poussy de ce que j'avais fais. Le bonheur était revenu, Jérémie grandissait et faisait la joie des parents et Poussy m'appelait son Bébé d'Amour.    Jean-Marie Le Braz Montrequienne, le 6 octobre 1995 Les histoires de JM sont ici
Bébé d’Amour
Maintenant que j'arrive à l'automne de ma vie, je crois qu'il est temps que je me confesse.   Je m'appelle Max et il faut que je vous raconte ce qui pèse sur ma conscience. J'étais un mignon petit bébé et mes parents étaient très fiers de moi. Dès que des amis venaient à la maison, j'étais le centre d'intérêt. Papa m'avait fabriqué un petit berceau et de ce promontoire je pouvais surveiller toute la maison. C'était ma tour de guet. En raison de ma petite taille et de celle de mon berceau, nous étions fréquemment posés sur la table du salon, ce qui augmentait encore mon horizon car je pouvais voir par la fenêtre le monde du dehors. C'était un monde bruyant, plein d'agités et de monstres pétaradants et fumants. Je voyais ces monstres manger des papas et des mamans et s'enfuir très rapidement une fois leur forfait accompli. De temps en temps j'en voyais d'autres qui recrachaient les papas et les mamans qu'ils n'avaient sans doute pas aimés. Moi, quand je recrachais ce que je n'aimais pas,  papa rouspétait tandis que Maman me consolait. Le bonheur, c'était le vrai bonheur ou du moins c'est ainsi que je me le représentais. Papa travaillait et partait presque toute la journée, tandis que Maman restait à la maison. Dès qu'elle passait près de moi, elle me lançait des regards plein d'amour et quelques fois me disait : "Tu es mon Bébé d'Amour." Oh, je ne comprenais pas encore ce qu'elle disait mais je savais ce que cela voulait dire. Maman m'aimait. Quand elle avait fini le ménage dans une pièce, elle s'accordait une pose, venait me chercher dans mon berceau et me prenait sur ses genoux. Je me calais contre sa poitrine, je sentais son odeur, un mélange de fleurs et de sucre. J'essayais de retrouver dans ma mémoire un parfum comparable, mais non, il était unique, c'était son odeur. Synonyme de douceur, de tendresse et d'amour, voila ce que c'était. Papa, quant à lui, était plus distant. Peut-être parce qu'il est le "chef de famille". Oh, je sais qu'il m'aimait beaucoup mais il avait honte de le montrer, et quelquefois je me demandais s'il n'avait pas honte de moi tout simplement. Nous vivions dans un petit appartement dans une cité HLM. Chaque jour, quand Maman me prenait dans ses bras et qu'elle m'amenait près de la fenêtre, je voyais des enfants avec leur maman et même, j'en ai vu, avec leur papa, aller se promener dans le parc cerné par les bâtiments. Les enfants avaient même le droit d'aller jouer dans le sable. Moi je n'avais pas le droit. Je regardais Maman droit dans les yeux. - Je sais que tu veux sortir, mais toi, tu ne peux pas. Mon Bébé d'Amour reste avec Maman. Oh que je l'aime ce bébé. Elle mettait ses mains sous mes bras et me levait jusqu'au plafond et me faisait des bises sur mon ventre qui se trouvait à hauteur de son visage. Ca, c'est le bonheur. C'est ce rythme de vie qui était le notre et qui faisait mon bonheur. Papa me réveillait le matin, Maman me préparait à manger, Papa partait au travail, Maman faisait le ménage, Maman faisait une pose, Maman me prenait dans ses bras, Maman m'embrassait, Maman téléphonait à Papa, Maman me préparait à manger, je faisais la sieste, Papa rentrait, on lui faisait la fête, et le soir je choisissais celui qui aurait l'honneur de me prendre sur ses genoux, assis dans le canapé, devant la télé. Le Bonheur avec un grand B. Les jours et les mois passaient et j'étais heureux. Mais, il y a toujours un mais dans les bonheurs, peut-être l'avez vous remarqué, mais un jour je pris conscience que le ventre de Maman avait changé. Quand je m'asseyais sur ses genoux, j'étais poussé vers l'avant et j'avais du mal à me blottir contre sa poitrine, je me sentais repoussé. - Mon Bébé d'Amour va avoir un petit frère. Je ne comprenais pas le sens des mots petit frère. Maman avait mis tous mes jouets dans un coin et j'allais au milieu d'eux et me mis à réfléchir. "Qu'est-ce qu'un petit frère ?" J'avais déjà plein de jouets, des balles, des poupées, des chiffons, des trucs, des petites voitures en plastique, et des choses que j'avais un peu détruites mais que j'aimais encore plus. Mais je n'avais pas de petit frère. Je refaisais l'inventaire de toutes mes affaires, il n'y avait rien qui ressembla à un petit frère. J'interrogeais du regard Maman, mais elle n'était pas là. Attention, quand je ne dis pas là, je ne veux pas dire dans la pièce ou dans la maison, je veux dire qu'elle était ailleurs dans sa tête. Je n'arrivais pas à parler comme Papa et Maman, aussi je m'approchais et à force de mimiques je lui fis comprendre que j'avais un problème. - Tu ne parles pas, mais Maman te comprend. Elle me répétait ça tout le temps, alors je ne faisais aucun effort pour l'imiter, je ne parlais pas, je faisais juste quelques bruits. Il sortait des sons bizarres de ma bouche et Maman s'amusait à me voir essayer de parler. Les mois passèrent et le ventre de Maman grossissait de plus en plus. Un soir Papa dit à Maman : - Je ne sais pas comment Max va l'accepter. Il se doute que quelque chose va arriver. Ca pour m'en douter, je m'en doutais. Papa avait repeint ma chambre et il avait mis un autre berceau et moi j'étais relégué au salon. Il n'y avait que deux chambres dans notre appartement. Une grande pour Papa et Maman où je n'avais pas le droit d'entrer et une petite où je dormais. - Ton petit frère a besoin de ta chambre, Max. Je suis sûre que tu comprends. Elle m'avait appelé "Max". Papa m'appelait "Max" mais Maman m'appelait "Mon Bébé d'Amour". Elle n'avait pas subit qu'une transformation physique,  elle avait aussi changé dans sa tête. Ce n'était plus la même. Un soir que nous regardions la télévision dans le salon, Maman cria à Papa que c'était le moment. Vite, il fallait faire vite. - Sors la voiture du garage, je m'occupe de Max. Je le couche. Maman s'approcha de moi, me prit dans ses bras et me dit. - Ton petit frère arrive, je vais le chercher à l'hôpital. Je ne comprenais rien à cette situation. Maman partit plusieurs jours et c'est la voisine qui s'occupait de moi quand Papa partait au boulot. Il ne voulait pas que je reste seul. Soudain, j'eus la sensation que j'étais différent. Je compris mieux certaines choses. Si j'étais différent, je n'étais pas idiot et j'avais une intelligence située dans la bonne moyenne. C'est vrai, je ne parlais pas et n'agissais pas comme les autres enfants et c'est sans doute pour ça que je n'allais jamais au parc et que Papa et Maman m'enfermaient toujours à la maison. Chaque jour je m'approchais de la fenêtre de la cuisine, je grimpais sur une chaise et je guettais le retour de Maman. Comme tous les jours, la voisine m'avait préparé à manger et regardait son feuilleton où on ne parlait que d'amour, de trahison, d'enfants, de frères, de soeurs et, je me concentrais sur l'écran, ils parlaient de frères dans ce feuilleton. Je guettais un frère pour voir à quoi cela ressemblait. Dans la télé je voyais Bruce (le héros) qui entrait avec le bébé-frère dans la maison, Jonathan (le fils du héros) sut qu'il devrait  partager l'amour de ses parents. Et voilà ce que j'avais compris : Un frère vole l'amour des parents, c'est un bébé d'amour. Un autre bébé d'amour. Maman arriva justement en plein milieu d'un de ces feuilletons avec Le Petit-Frère, Le Nouveau Bébé d'Amour. En le voyant, je vis que nous n'étions pas semblables tous les deux. Il ressemblait plus à Papa et Papa ne me regarda pas en entrant avec le Nouveau et pendant qu'il le déposa dans la chambre. Je lui fis remarquer que j'étais là, il me repoussa gentiment. Il n'y en avait que pour lui, tout le monde venait le voir, les voisins, la famille, le docteur. Moi, je n'avais jamais eu besoin de docteur. Différent peut-être mais en bonne santé.   - Faites attention quand vous le couchez, dit le docteur, prenez garde à ne pas trop le couvrir et évitez les oreillers ou les coussins.   Maman m'appelait Max, lui elle l'appelait Mon Bébé d'Amour. Elle l'avait tout le temps sur les genoux, moi je me contentais de la chaise ou du divan. Sa chambre m'était interdite et je ne pouvais pas l'approcher. Même si j'étais différent, je n'étais pas un monstre ou pas encore un. J'en avais marre. Les semaines passaient mais rien ne s'arrangeait, c'était pire chaque jour. Un après-midi que Maman était occupée à regarder la télévision et ce feuilleton que je n'aimais pas, je m'approchais en cachette du berceau du Nouveau et le regardais. Je le haïssais. Je me rappelais ce que le docteur avait dit :"attention à ne pas trop le couvrir". Je pris la couverture et la tirais jusque sur son visage, puis je me couchais sur lui de tout mon poids et attendit. Il gigota un peu, puis ne bougea plus. Je fis doucement glisser la couverture pour la remettre à sa place et retournais au salon. Un peu plus tard, Maman fut surprise que le Nouveau n'ait pas pleuré pour l'appeler. D'ailleurs il ne savait que pleurer. Elle alla dans sa chambre, je restais au salon et j'arrêtai ma respiration, je savais ce qui allait se passer, je l'avais vu à la télé. Maman se mit à crier, elle prit le Nouveau dans ses bras, couru chez la voisine, appela le docteur. La voisine parla de "la mort subite du nourrisson". J'entendais des claquements de porte, elle partit avec lui à l'hôpital. Elle revint longtemps après, tard dans la nuit. Ce n'était plus la même. Elle se pencha vers moi, me prit dans ses bras et je m'endormais contre sa poitrine. J'étais redevenu son Bébé d'Amour. C'était il y a quinze ans. Personne ne me soupçonna. En vieillissant la honte commença à prendre trop de place, mais je ne pouvais dire à personne ce que j'avais fait, car même, comme disait Papa, si je comprends tout, je ne peux toujours pas parler, je suis un ... chat. J'ai pris conscience de la chose le jour où Jérémie est revenu à la maison. Jérémie c'est le prénom du petit frère. Le docteur l'avait sauvé et maintenant il revenait chez nous. La peur des représailles me tenaillait et je préférai m'enfuir. Pour la première fois, je sortais de l'appartement. J'ai erré pendant des heures et j'ai soudain rencontré un être qui me ressemblait. Une beauté, je sus immédiatement que je n'étais pas un humain mais un chat et je tombais fou amoureux d'elle. Maman me retrouva et trouva par la même occasion Poussy, une petite chatte rousse angora. Elle nous prit dans les bras et nous ramena à la maison. Je n'ai jamais rien dit à Poussy de ce que j'avais fais. Le bonheur était revenu, Jérémie grandissait et faisait la joie des parents et Poussy m'appelait son Bébé d'Amour.    Jean-Marie Le Braz Montrequienne, le 6 octobre 1995 Les histoires de JM sont ici