LE  FAIRWAY  DU  14
La voilà, encore ! Quand je la vois arriver sur le parking, il me semble qu'un nuage noir est en sustentation au-dessus de sa tête. Elle dégage une aura grise et méchante. De l'énergie à l'état pure. Ses yeux transpercent les rideaux derrière lesquels je me cache pour l'observer. Je sais qu'elle sait que je suis là. Je la hais. Tranquillement, elle sort son sac de golf Callaway, toujours aussi neuf. Ce n’est pas possible, elle doit en avoir plusieurs. Et un petit sourire par ci et un petit sourire par là. Tout est faux, même son jeu. Son mari lui a offert toute la série Taylor Made depuis qu'elle a vu le film Tin Cup avec Kevin Costner.   "Je trouve que mon jeu est nettement meilleur avec ces clubs" et gnagnagna et gnagnagna. Elle m'énerve. Un petit sourire encore, ça y est, elle a trouvé quelqu'un pour lui porter sa batterie jusqu'à son chariot électrique. Ses cheveux blonds sont portés par le vent, et c'est un visage d'ange qui apparaît mais je la connais, c'est une façade. Derrière se cache Cruella, la Méchante des 101 dalmatiens. Je suis sûr que Disney pourrait porter plainte pour plagiat. Elle arrive à l'accueil. "Bonnnnjour, Barrrrbara. Comment allez-vous, moi j'ai paaassé un week-end horrible. Nous avons dû chasser sur noooos terres et j'ai organisé cette partie de chasse pour une vingtaine d'invités et ..." Barbara ne l'écoute plus. Elle n'a pas eu le temps de lui dire bonjour mais l’accueille avec son plus beau sourire. A la vitesse où madame Richard enchaîne ses phrases, il n'y a pas de blanc pour placer un mot. Elle a fini de parler. - Bonjour madame Richard. C'est une belle journée aujourd'hui. Vous voulez partir à quelle heure ?   - Barrrrrbara, je vais d'abord aller travailler mon swing au practice, j'ai mon bull-dog qui grogne d'impatience. Elle parle comme Kevin Costner. Elle appelle son driver, le bull-dog. Elle est fière de son nouveau bois, alors que je l'ai à la vente depuis longtemps, mais avant, elle le dédaignait. Les temps changent. Souvent femme varie.   - Le practiceman ramasse les balles en ce moment mais il doit y en avoir suffisamment dans le distributeur.   - Suffisamment, dites-vous. Mais vous êtes nuls ici. On se demande ce que fait le directeur. Est-ce qu'il est capable de gérer quelque chose où préfère-t-il s'amuser à taper des balles.   - La machine est tombée en panne hier et il fait son possible pour contenter les membres du club, lui rétorque  Barbara avec de nouveau un beau sourire.   - Il fait son possible, laissez-moi en douter. Donnez-moi trois jetons. Trois jetons, c'est pour la frime. Un seau contient trente balles, donc trois seaux font quatre-vingt dix balles. Elle n'arrive jamais à  taper autant de balles. Barbara n'est pas désarmée devant le personnage, c'est une pro de l'accueil, elle lui sourit, la regarde dans les yeux, lui tend ses jetons et dit : "je vous souhaite un bon jeu." Madame Richard murmure quelque chose et s'en va. Ouf ! C'est terminé. Voilà deux années que j'essaye de redresser ce golf. En ce moment, je passe mes journées à jongler avec les factures. D'aucuns vous diront qu'un golf de dix huit trous en a en fait dix neuf avec le trou financier. Le responsable de l'entretien du parcours fait lui aussi son possible avec les moyens que lui donne la direction nationale. Nous appartenons à un groupe national, mais il semble que ce club soit le plus mal loti. C'est le golf pas-de- chance. Quand il pleut, l'eau s'infiltre par le toit et laisse des grandes traces au Clubhouse et dans mon bureau. S'il pleut beaucoup, les égouts ne peuvent absorber toute l'eau et le trop plein est refoulé dans les vestiaires. Les membres du club hésitent à se rendre dans les vestiaires à cause de l'odeur nauséabonde. Les douches ne distribuent que de l'eau tiède. Le chauffe-eau n'a jamais fonctionné correctement. C'est année, c'est la sécheresse. Super, pas d'infiltration ni de débordement dans les vestiaires. Le problème, c'est qu'il n'y a pas d'eau sur le parcours. Nous arrosons quotidiennement les départs et les greens. Les fairways quant à eux sont délaissés. Quand les ingénieurs ont étudié la conception du parcours, ils ont trouvé que l'arrosage naturel serait suffisamment, "il pleut toujours dans l'Est." Donc ils ont diminué les coûts d'installation en ne mettant que des systèmes d'arrosage sur les départs et sur les greens. Pour les non-initiés je rappelle que les départs sont les endroits d'où on démarre, évident n'est-ce pas, et les greens, les endroits où se trouvent le drapeau et le trou. Entre les deux, il y a le fairway. C'est une zone tondue, un peu brute avec des difficultés de terrain pour animer le jeu. Des buttes, des creux, des bunkers de sable, des ruisseaux, voilà ce qui peut se trouver sur un fairway. La sécheresse de cet été a malmené le terrain et certains fairways sont crevassés. Les pluies se font attendre. - Je peux partir maintenant, Barrrrbara. Je sursaute. Sa voix m'a surpris. Ce n'est pas une question, c'est une décision. Je suis dans le bureau et j'essaye de trouver des solutions à tous ces problèmes d'intendance et de gestion. Barbara, sourire aux lèvres très pro, lui donne son accord. Deux heures et demi sans la voir ni l'entendre, le nirvana. Deux heures trente-cinq plus tard, je l'entends qui revient. - Au lieu de faire le beau sur les greens, votre directeur ferait mieux de reboucher les trous du parcours, j'ai encore perdu trois Titleist. Madame joue avec des balles Titleist depuis qu'elle sait que ce sont celles dont les joueurs se servent pour l'U.S. Open de golf. Je quitte la protection de mon bureau et je m'approche d'elle. - Comment allez-vous, madame Richard ? J'arbore un magnifique sourire, l'entraînement chaque jour devant les miroirs ça aide. - C'est un sssscandale tous ces trous sur les fairways. Le pire c'est le 14. Si les autres ont des petits trous, celui-ci est un puits sans fond.   Quand elle parle, sa tête bouge dans tous les sens pour vérifier si d'autres personnes peuvent entendre ce qu'elle dit. - Nous faisons notre possible, mais c'est la pluie qui nous manque. Je ne fais pas encore la pluie et le beau temps sur le golf. Mon humour ne la fait pas rire du tout. - Vous êtes le directeur, vous devez trouver une solution pour le 14. Cherchez, espèce d'incapable. Les mots fusent. Madame Richard est la femme de monsieur Richard, grand spécialiste de chirurgie réparatrice et rafistolage. Depuis quelques années, la rumeur raconte qu'il boit et je crois comprendre pourquoi. Si elle est pareille à la maison ... - Madame, pour le 14, je vous ai déjà expliqué que c'est dû à un affaissement du terrain. La qualité de la terre à cet endroit est très mauvaise. L'herbe ne pousse pas et ne peut retenir les terres. Il faudrait creuser dessous le fairway, mettre une matière organique suffisamment importante pour combler le trou et redonner des "vitamines" au terrain pour que l'herbe pousse et maintienne la terre. - Mais faites-le mon ami, faites-le. Nous payons assez cher pour avoir un bon parcours. Est-ce la volonté qui vous manque ?   - Madame, c'est une question de coût, pas de volonté. Nous ne pouvons pas en ce moment faire venir les composants nécessaires pour remblayer le terrain et fortifier l'herbe. - Mais trouvez une solution, mon ami, vous êtes là pour ça. Une solution, j'en ai une depuis plusieurs jours. J'attends que tous les éléments soient prêts pour la mettre en oeuvre. _________________________________________ Deux mois ont passé, le fairway 14 reprend de la couleur. J'ai pu combler la cavité. L'herbe pousse drue et je suis très content. Chaque matin, je me rends avec la golfette, la voiturette de golf, sur le fairway et je regarde l'herbe pousser. Les matières organiques produisent leurs effets. Je retourne au club-house où les discutions ne tournent plus autour du jeu de chacun, mais concerne madame Richard : " Elle serait partie avec ..." "Et son mari, qu'est-ce qu'il dit, il paraîtrait que ..." "A force de tourner autour de tous les hommes, elle sera partie avec l'un d'entre eux" "Son mari ne la pleure pas, il ne boit même plus" "la police a perquisitionné chez eux" - Et vous, monsieur le directeur, quand pensez-vous? - Je ne sais pas quoi penser. Mais elle ne manque pas au club. Si elle préfère jouer ailleurs, alors tant mieux pour elle et pour nous. Et tout le monde de papoter et de donner les derniers ragots que l'on entend en ville. Dire qu'elle était superficielle et inutile est médisant. Elle était très, très désagréable vivante, mais très utile maintenant pour mon fairway 14. Grâce à vous madame Richard le fairway ne sera plus le même, reposez en paix.   Jean-Marie Le Braz Le 07/10/1996   Les histoires de JM sont ici
LE  FAIRWAY  DU  14
La voilà, encore ! Quand je la vois arriver sur le parking, il me semble qu'un nuage noir est en sustentation au-dessus de sa tête. Elle dégage une aura grise et méchante. De l'énergie à l'état pure. Ses yeux transpercent les rideaux derrière lesquels je me cache pour l'observer. Je sais qu'elle sait que je suis là. Je la hais. Tranquillement, elle sort son sac de golf Callaway, toujours aussi neuf. Ce n’est pas possible, elle doit en avoir plusieurs. Et un petit sourire par ci et un petit sourire par là. Tout est faux, même son jeu. Son mari lui a offert toute la série Taylor Made depuis qu'elle a vu le film Tin Cup avec Kevin Costner.   "Je trouve que mon jeu est nettement meilleur avec ces clubs" et gnagnagna et gnagnagna. Elle m'énerve. Un petit sourire encore, ça y est, elle a trouvé quelqu'un pour lui porter sa batterie jusqu'à son chariot électrique. Ses cheveux blonds sont portés par le vent, et c'est un visage d'ange qui apparaît mais je la connais, c'est une façade. Derrière se cache Cruella, la Méchante des 101 dalmatiens. Je suis sûr que Disney pourrait porter plainte pour plagiat. Elle arrive à l'accueil. "Bonnnnjour, Barrrrbara. Comment allez- vous, moi j'ai paaassé un week-end horrible. Nous avons dû chasser sur noooos terres et j'ai organisé cette partie de chasse pour une vingtaine d'invités et ..." Barbara ne l'écoute plus. Elle n'a pas eu le temps de lui dire bonjour mais l’accueille avec son plus beau sourire. A la vitesse où madame Richard enchaîne ses phrases, il n'y a pas de blanc pour placer un mot. Elle a fini de parler. - Bonjour madame Richard. C'est une belle journée aujourd'hui. Vous voulez partir à quelle heure ?   - Barrrrrbara, je vais d'abord aller travailler mon swing au practice, j'ai mon bull-dog qui grogne d'impatience. Elle parle comme Kevin Costner. Elle appelle son driver, le bull-dog. Elle est fière de son nouveau bois, alors que je l'ai à la vente depuis longtemps, mais avant, elle le dédaignait. Les temps changent. Souvent femme varie.   - Le practiceman ramasse les balles en ce moment mais il doit y en avoir suffisamment dans le distributeur.   - Suffisamment, dites-vous. Mais vous êtes nuls ici. On se demande ce que fait le directeur. Est-ce qu'il est capable de gérer quelque chose où préfère-t-il s'amuser à taper des balles.   - La machine est tombée en panne hier et il fait son possible pour contenter les membres du club, lui rétorque  Barbara avec de nouveau un beau sourire.   - Il fait son possible, laissez-moi en douter. Donnez-moi trois jetons. Trois jetons, c'est pour la frime. Un seau contient trente balles, donc trois seaux font quatre-vingt dix balles. Elle n'arrive jamais à  taper autant de balles. Barbara n'est pas désarmée devant le personnage, c'est une pro de l'accueil, elle lui sourit, la regarde dans les yeux, lui tend ses jetons et dit : "je vous souhaite un bon jeu." Madame Richard murmure quelque chose et s'en va. Ouf ! C'est terminé. Voilà deux années que j'essaye de redresser ce golf. En ce moment, je passe mes journées à jongler avec les factures. D'aucuns vous diront qu'un golf de dix huit trous en a en fait dix neuf avec le trou financier. Le responsable de l'entretien du parcours fait lui aussi son possible avec les moyens que lui donne la direction nationale. Nous appartenons à un groupe national, mais il semble que ce club soit le plus mal loti. C'est le golf pas-de-chance. Quand il pleut, l'eau s'infiltre par le toit et laisse des grandes traces au Clubhouse et dans mon bureau. S'il pleut beaucoup, les égouts ne peuvent absorber toute l'eau et le trop plein est refoulé dans les vestiaires. Les membres du club hésitent à se rendre dans les vestiaires à cause de l'odeur nauséabonde. Les douches ne distribuent que de l'eau tiède. Le chauffe-eau n'a jamais fonctionné correctement. C'est année, c'est la sécheresse. Super, pas d'infiltration ni de débordement dans les vestiaires. Le problème, c'est qu'il n'y a pas d'eau sur le parcours. Nous arrosons quotidiennement les départs et les greens. Les fairways quant à eux sont délaissés. Quand les ingénieurs ont étudié la conception du parcours, ils ont trouvé que l'arrosage naturel serait suffisamment, "il pleut toujours dans l'Est." Donc ils ont diminué les coûts d'installation en ne mettant que des systèmes d'arrosage sur les départs et sur les greens. Pour les non-initiés je rappelle que les départs sont les endroits d'où on démarre, évident n'est-ce pas, et les greens, les endroits où se trouvent le drapeau et le trou. Entre les deux, il y a le fairway. C'est une zone tondue, un peu brute avec des difficultés de terrain pour animer le jeu. Des buttes, des creux, des bunkers de sable, des ruisseaux, voilà ce qui peut se trouver sur un fairway. La sécheresse de cet été a malmené le terrain et certains fairways sont crevassés. Les pluies se font attendre. - Je peux partir maintenant, Barrrrbara. Je sursaute. Sa voix m'a surpris. Ce n'est pas une question, c'est une décision. Je suis dans le bureau et j'essaye de trouver des solutions à tous ces problèmes d'intendance et de gestion. Barbara, sourire aux lèvres très pro, lui donne son accord. Deux heures et demi sans la voir ni l'entendre, le nirvana. Deux heures trente-cinq plus tard, je l'entends qui revient. - Au lieu de faire le beau sur les greens, votre directeur ferait mieux de reboucher les trous du parcours, j'ai encore perdu trois Titleist. Madame joue avec des balles Titleist depuis qu'elle sait que ce sont celles dont les joueurs se servent pour l'U.S. Open de golf. Je quitte la protection de mon bureau et je m'approche d'elle. - Comment allez-vous, madame Richard ? J'arbore un magnifique sourire, l'entraînement chaque jour devant les miroirs ça aide. - C'est un sssscandale tous ces trous sur les fairways. Le pire c'est le 14. Si les autres ont des petits trous, celui-ci est un puits sans fond.   Quand elle parle, sa tête bouge dans tous les sens pour vérifier si d'autres personnes peuvent entendre ce qu'elle dit. - Nous faisons notre possible, mais c'est la pluie qui nous manque. Je ne fais pas encore la pluie et le beau temps sur le golf. Mon humour ne la fait pas rire du tout. - Vous êtes le directeur, vous devez trouver une solution pour le 14. Cherchez, espèce d'incapable. Les mots fusent. Madame Richard est la femme de monsieur Richard, grand spécialiste de chirurgie réparatrice et rafistolage. Depuis quelques années, la rumeur raconte qu'il boit et je crois comprendre pourquoi. Si elle est pareille à la maison ... - Madame, pour le 14, je vous ai déjà expliqué que c'est dû à un affaissement du terrain. La qualité de la terre à cet endroit est très mauvaise. L'herbe ne pousse pas et ne peut retenir les terres. Il faudrait creuser dessous le fairway, mettre une matière organique suffisamment importante pour combler le trou et redonner des "vitamines" au terrain pour que l'herbe pousse et maintienne la terre. - Mais faites-le mon ami, faites-le. Nous payons assez cher pour avoir un bon parcours. Est-ce la volonté qui vous manque ?   - Madame, c'est une question de coût, pas de volonté. Nous ne pouvons pas en ce moment faire venir les composants nécessaires pour remblayer le terrain et fortifier l'herbe. - Mais trouvez une solution, mon ami, vous êtes là pour ça. Une solution, j'en ai une depuis plusieurs jours. J'attends que tous les éléments soient prêts pour la mettre en oeuvre. _________________________________________ Deux mois ont passé, le fairway 14 reprend de la couleur. J'ai pu combler la cavité. L'herbe pousse drue et je suis très content. Chaque matin, je me rends avec la golfette, la voiturette de golf, sur le fairway et je regarde l'herbe pousser. Les matières organiques produisent leurs effets. Je retourne au club-house où les discutions ne tournent plus autour du jeu de chacun, mais concerne madame Richard : " Elle serait partie avec ..." "Et son mari, qu'est-ce qu'il dit, il paraîtrait que ..." "A force de tourner autour de tous les hommes, elle sera partie avec l'un d'entre eux" "Son mari ne la pleure pas, il ne boit même plus" "la police a perquisitionné chez eux" - Et vous, monsieur le directeur, quand pensez-vous? - Je ne sais pas quoi penser. Mais elle ne manque pas au club. Si elle préfère jouer ailleurs, alors tant mieux pour elle et pour nous. Et tout le monde de papoter et de donner les derniers ragots que l'on entend en ville. Dire qu'elle était superficielle et inutile est médisant. Elle était très, très désagréable vivante, mais très utile maintenant pour mon fairway 14. Grâce à vous madame Richard le fairway ne sera plus le même, reposez en paix.   Jean-Marie Le Braz Le 07/10/1996   Les histoires de JM sont ici