Un petit coup de blues
Passy, en juin
Hier j’ai enterré Gros-chat, Tommy de son vrai nom. C’était
un ami, un confident qui savait écouter, un fils qui me
regardait avec amour. Gros-chat a eu un cancer « foudroyant
» d’après le vétérinaire et il a fallu l’endormir pour toujours.
Il est derrière ma petite maison assez près de moi pour que
je ressente encore sa présence pendant des années. J’y ai
planté des tulipes au-dessus de lui, ainsi chaque année ce
sera comme s’il me faisait un petit coucou.
Gros-chien du coup est tout triste, son frère n’est plus avec
lui. Ils avaient traversé ensemble ces 12 années. Pour eux
deux 12 années, c’était toute une vie. Je l’ai vu ce matin
s’approcher de la tombe et se coucher tout doucement à
côté pour ne pas réveiller son frère de coeur.
Nostalgie
Gros-chien vient vers moi, me regarde tristement et saute sur
la planche où nous avions l’habitude de nous asseoir. Il me fait
comprendre que Gros-chat n’est pas là. «Je sais fils, il me
manque aussi.»
La nostalgie me gagne alors je prends ma vieille Jeep et je
décide d’aller me noyer dans les souvenirs que je ressuscite.
Gros-chien saute à sa place préférée près de moi, devant. Je
l’attache à la ceinture de sécurité que j’ai installée juste pour
lui. Il est fier d’être le copilote.
Ma première étape comme à chaque fois, c’est l’église Notre-
Dame-de-Toute-Grâce du Plateau d’Assy. J’y ai été baptisé. En
passant je vois sur la place Théophile Vallet la sculpture
imposante « La Grande Échelle ». C’est une œuvre de Charles
Semser déposée en 1973. Quand je l’ai vue la première fois
en octobre 1973, j’ai été assez perplexe. Ils en avaient mis
une autre au milieu du Lac Vert. Deux formes blanches
emboitées. Quelqu’un m’avait dit que c’était de l’art figuratif
et que cela représentait la « Femme ». Ah ! Je n’ai pas
critiqué, je ne sais pas lire cet art. L’église, c’est de l’art, là
pour moi, « l’échelle » et « la Femme » ce sont des trucs
amusants.
Je laisse la Jeep sur le parking de l’église, et m’en vais à pied
avec Gros-chien. C’est bon. Je revis quand je viens ici. Je
m’approche de l’église et marque un temps d’arrêt pour fixer
dans ma mémoire la vision de celle-ci. Elle a été conçue à
l’image des robustes chalets savoyards. Derrière les piliers une
immense mosaïque réalisée par Gaudin nous invite à entrer.
Elle est magnifique. Je me penche par la porte entre-ouverte
et je regarde le chœur tout au fond. Je suis submergé
d’émotions en voyant cette beauté. Gros-chien me rappelle
qu’il est là. Je redescends les marches de l’église et passe sur
le côté pour rejoindre la rue de l’Eglise.
Le Plateau n’a pas beaucoup changé. La boucherie de Mr
Boucher est toujours là. Enfant, le couple Boucher et ses
enfants m’accueillaient toujours avec plaisir. Je montais
l’escalier sur le côté pour aller dans l’appartement. Si ma
mémoire ne me trahit pas, la cuisine était à gauche, la salle
de vie à droite et les chambres dans le fond. J’étais un minot,
mais je me rappelle de la chaleur de leur accueil.
Je continue sur la rue de l’Eglise. Gros-chien s’arrête et me
questionne du regard. « Qu’est-ce qu’on fait là ? » Il n’aime
pas venir en ville. J’ai une grande laisse de 2m, mais il se sent
prisonnier. Lui ce qu’il aime c’est courir dans la montagne, se
rouler dans l’herbe et revenir comme un fou et se frotter
contre moi. « On va aux Gentianes » Les Gentianes est
l’immeuble où nous habitions quand j’étais enfant.
Nous grimpons l’impasse des Champeys. En voyant le grand
champ sur la gauche, Gros-chien me demande s’il peut y aller
courir librement. « Non, mon gros, c’est un peu la ville ici. »
L’immeuble les Gentianes est toujours là, semblant être fixé
par le temps, entouré et caché de sapins et d’arbres comme
par timidité. « J’habitais là, fils. En haut. » Je me retourne et
regarde vers l’église. Le grand champ est à présent sur ma
droite et j’entends à nouveau les cris des enfants heureux
quand nous lancions vers le ciel des balles multicolores
pourvues d’une longue queue après les avoir fait tournoyer au
bout d’une ficelle. Nous étions dans l’innocence. Le futur
n’existait pas encore pour nous, seul le présent immédiat
comptait.
Gros-chien tire sur la laisse et semble indifférent à la joie que
j’éprouve chaque fois que je viens ici. « OK, on n’y va. »
Retour à la Jeep et en route vers Chedde. Je ne prends pas les
raccourcis car la nostalgie se déguste lentement. Six, sept
minutes plus tard, je passe devant la mairie de Passy où s’est
mariée ma sœur Marie-Louise. Et encore six minutes et l’on
arrive devant la gendarmerie de Chedde. Dédé, un ancien
gendarme, avait le cœur sur la main et maintes fois il nous a
aidés. Sa Lada Niva se frayant un passage dans les chemins
tortueux qui montent à La Motte et Praz Coutant.
Nous voilà devant la devanture de l’ancienne boulangerie-
pâtisserie du Guy. Mon Dieu, quelles étaient bonnes ses tartes
à la framboise. Gosse quand j’allais au pain, Guy me donnait
toujours un gâteau et bien des années plus tard, il avait
ouvert un restaurant à Saint-Gervais et un petit magasin
d’antiquités. Mon épouse et moi avions invité mes parents,
Marthe et Martin. Guy nous avait servi de grandes quantités de
nourriture à l’image de sa générosité. A la fin du repas, nous
avions été dans son magasin et il nous avait offert un
magnifique arrosoir en cuivre. Guy, je ne t’ai pas oublié.
Toujours aussi fier, bien assis sur son derrière, Gros-chien me
regarde et me demande si on descend à chaque fois que je
m’arrête. « On continue, fils. » Je prends à gauche, passe
devant la pharmacie. Mince j’avais une ordonnance pour un
médicament pour le cœur que ma fille voulait que j’achète et
surtout que je suive la prescription. Bah, ce sera pour une
autre fois, mon cœur tiendra encore quelques années.
J’arrive à la hauteur de l’école et je tourne à gauche dans la
rue de Charousse, je roule au pas.
Entrer dans cette rue, c’est entrer dans mon passé. Les
maisons sont là comme avant, il ne manque que les gamins
roulant sur des vélos plus ou moins neufs en criant. Je me gare
dans le renfoncement du milieu de la rue. Gros-chien pose sa
tête sur mes cuisses et ferme les yeux, moi aussi. Les familles
Kermel, Chardon, Wissous, Sevrier, Bisognin, je les vois, je les
entends. C’est les années 50.
« Bon, c’est pas le tout. Je vais encore au Super U et on
rentre. D’accord chef ? » Un aboiement tonitruant me donne
le top départ pour amorcer notre retour dans la vraie vie.
Jean-Marie Le Braz
Le jour de mon baptême